Alice Telecher, 29 août 2024.
À Gaza, il ne s’agit pas que d’un « conflit ». Nous sommes les témoins démunis d’un massacre, ni plus ni moins. Outre les violations répétées des droits de l’homme, les assauts et les attaques quotidiennes par Israël dépassent de loin le cadre de la guerre ou du conflit militaire, et s’apparentent plus à une succession de crimes de guerre, que l’on peut qualifier à la fois de génocide et de nettoyage ethnique.
La situation des enfants à Gaza est plus qu’alarmante. Ce génocide qui y a cours entraîne une grave crise humanitaire, provoquant la mort de nombreux civils — premières cibles des frappes israéliennes —, indistinctement des hommes, des femmes et des enfants (dont le ministère palestinien de la Santé estime à ce jour le nombre de décès à 40 000 au total). Gaza est désormais qualifiée par le Conseil de sécurité des Nations Unies comme « l’endroit le plus dangereux au monde pour les enfants ».
Le World Food Program (WFP), Action contre la Faim, Médecins sans Frontières, l’UNICEF ou encore l’ONU présentent des rapports accablants depuis plusieurs mois, qui ne semblent avoir aucun impact sur le terrain. On estime à 96 % la population gazaouie victime de la famine (chiffre donné par l’IPC, l’organisme mondial d’analyse de l’insécurité alimentaire, dont le rapport est téléchargeable depuis ce lien). Les enfants, particulièrement vulnérables, souffrent de malnutrition, dont les effets à long terme sont une chute des capacités cognitives, un retard de croissance (physique et mentale), une augmentation du risque de développer des maladies chroniques tout au long de leur vie, ce qui les rend plus vulnérables aux infections graves (source : UNICEF, janvier 2024). La santé des enfants à Gaza se voit fortement dégradée et leur situation actuelle va à l’encontre des principes énoncés par la Déclaration des droits de l’enfant (Convention internationale relative aux droits de l’enfant de 1989).
La situation traumatisante et cauchemardesque que les enfants de Gaza vivent au quotidien a, de plus, un impact violent sur leur développement psychologique. Ils vivent un quotidien chaotique dans lequel ils sont les cibles désignées d’une armée qui les traque, les harcèle, les menace, et les tue. Des Palestiniens et Palestiniennes incarcérés puis libérés rapportent des témoignages de viols sur les enfants détenus en prison, commis par les forces israéliennes.
Les enfants de Gaza n’ont plus de repères, les camps où ils se réfugient avec leurs familles sont régulièrement et de façon systématique pris d’assaut par l’armée israélienne. Tout sentiment de sécurité a disparu. Sur place, les équipes d'intervention médicale ont inventé le terme de WCNSF (wounded child, no surviving family) pour parler des enfants blessés et qui ont perdu leur famille. L’impact que cette tuerie de masse quotidienne aura sur leur vie — pour ceux qui survivront — est incommensurable.
À l’heure actuelle, selon les chiffres transmis par le New York Times, plus de 19 000 enfants à Gaza sont séparés de leurs parents. 41 % des familles prennent en charge des enfants qui ne sont pas les leurs. Les unités néonatales des hôpitaux accueillent des bébés que personne n’est venu réclamer.
Les civils sont régulièrement déplacés de camp en camp, dans des conditions sanitaires désastreuses, sans électricité et sans eau, avec une surpopulation parquée dans des espaces restreints. Malgré tous les efforts déployés pour leur garantir un « espace de vie » gérable, ces conditions ont entraîné la résurgence de la poliomyélite, maladie pourtant éradiquée depuis 25 ans maintenant. Pour rappel, et comme expliqué sur le site officiel de l’Institut Pasteur, le poliovirus envahit le système nerveux et peut « entraîner en quelques heures des paralysies irréversibles. Cette maladie touche principalement les enfants de moins de cinq ans. »
On a l’étrange sentiment que l’aide humanitaire a du mal à se frayer un chemin dans cette terreur. D’une part, les équipes médicales et de secours sont prises elles aussi pour cibles par les forces israéliennes. Les infrastructures médicales (hôpitaux, centres de soins) sont également visées par les frappes, ce qui freine considérablement la prise en charge et les soins qui peuvent être apportés à la population de Gaza. Ce qui signifie que toute organisation qui envoie des équipes de secours et de soins sur place les met dramatiquement en danger de mort.
La Courage Fondation lutte aux côtés des groupes de défense de la liberté de la presse pour témoigner leur solidarité aux journalistes palestiniens, qui meurent en exerçant leur métier.
Nombreux sont ceux qui risquent leur vie pour apporter leur aide au peuple palestinien. Beaucoup le font dans l’anonymat et le silence, car il est difficile de communiquer ouvertement et publiquement sur ce sujet.
D’autre part, malgré des « condamnations sévères » passives et des appels à un cessez-le-feu, on observe une certaine inertie de la part des gouvernements. Pire, Israël bénéficie de tout le soutien matériel et politique nécessaire de la part des grandes puissances mondiales et de leurs élites pour progresser sur le terrain. Aucune force militaire extérieure ne semble déterminée à venir prêter main forte sur le terrain palestinien, si ce n’est le Hezbollah libanais qui, de plus, exhorte les pays musulmans à réagir communément. La rapporteuse spéciale de l’ONU, Francesca Albanese, s’étonne du silence de la part des États arabes : « Le fait qu’un certain nombre d’entre eux aient continué à coopérer avec Israël même au moment des atrocités n’est pas normal. »
D’après l’Irish Examiner, le Premier ministre irlandais Simon Harris a dénoncé le silence pesant autour du génocide : « 40 000 morts à Gaza, c’est un chiffre dont le monde doit avoir honte. La diplomatie internationale n’a pas réussi à protéger les enfants innocents, certains n’ayant que quelques jours. » Pour lui, « l’Union européenne doit revoir l’Accord d’association ».
Si, du côté israélien, les pertes touchent principalement les forces armées, autrement dit les militaires engagés dans le combat (environ 700 soldats tués et 4377 blessés depuis le 7 octobre 2023), du côté palestinien, et selon les sources officielles, on estime le nombre de victimes à 40 000, estimation qui s’accroît au quotidien. Ces victimes sont majoritairement des civils.
Notons que toute forme de soutien à la Palestine et au peuple de Gaza est systématiquement assimilée soit à de l’antisémitisme, soit à un soutien au terrorisme. Toute critique envers Israël est fortement condamnée et les conséquences possibles, comme celle de perdre son emploi, peuvent décourager. C’est ce qui s’est notamment produit pour le joueur de football international néerlandais Anwar El Ghazi, qui s’est fait licencier de son club après avoir exprimé son soutien au peuple gazaoui. Dans un article publié le 24 août, La Dépêche nous informe que « licencié de son club de Mayence 05 après avoir apporté son soutien aux Palestiniens, Anwar El Ghazi a reçu un versement de 1,5 million d’euros de la part du club allemand, avant d’annoncer qu’une partie irait au financement de projets pour les enfants de Gaza. »
L’initiative humanitaire d’Anwar El Ghazi est encourageante et conséquente. D’autres personnalités sportives s’efforcent d’interpeler l’opinion publique et de soutenir le peuple palestinien en témoignant leur solidarité via leurs réseaux sociaux, au risque parfois d’engendrer des difficultés dans leur carrière et de s’exposer à des sanctions (quand il ne s’agit pas de faire l’objet d’un procès).
Faut-il que ce soit des sportifs qui soutiennent financièrement l’aide apportée à la Palestine et qui dénoncent le génocide ? Force est de constater que la prise de parole des célébrités, notamment les célébrités hollywoodiennes, combinée à la mobilisation des ONG palestiniennes, touche largement le public, étayée par des images tellement révélatrices de l’horrible réalité qu’elles font l’objet de censure. Mais au-delà de l’évidente émotion suscitée, rares sont les initiatives et les relais substantiels qui permettent d’aboutir à un mouvement de résistance et de contestation incontournable et efficace. C’est simple, nous passons vite à autre chose.
Comment expliquer que le public puisse se détourner aussi aisément d’informations catastrophiques et d’images insoutenables d’enfants martyrisés, blessés, mourant de faim, et tués de sang-froid ? Car, même si beaucoup s’estiment trop ignorants des « querelles » politiques et religieuses (comme on se complaît à les considérer, et qui sont les sujets tabous par excellence en France) qui opposent Israéliens et Palestiniens, et considèrent de fait qu’il vaut mieux ne pas se prononcer, rien, absolument rien ne justifie ni n’explique qu’on laisse tout bonnement faire. Est-ce que les accusations répétées de terrorisme jouent en défaveur du peuple palestinien ? Dans ce cas, se peut-il qu’un peuple tout entier soit terroriste ?
Comme le souligne Children Not Numbers, qui milite et intervient activement sur le terrain, et plaide en faveur des droits des enfants, « Regardless of your political views or opinion, can we all agree that this is not acceptable ? » Il ne s’agit pas d’un débat politique ou d’opinion, mais de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas.
Les enfants doivent-ils se débrouiller seuls pour survivre, lorsque les adultes autour d’eux sont eux aussi massacrés à tour de bras ? Nous nous passerons bien, dans le cas présent, d’évoquer l’idée selon laquelle ce qui se passe sur les réseaux sociaux nous semble trop irréel, voire trop lointain (peut-être même faux), pour avoir le sentiment irrépressible d’agir face à l’indicible. C’est une explication trop mince. Avons-nous peur de la désapprobation sociale, de la censure, d’être la cible de mesures punitives ? À raison ! Est-ce de la lâcheté ? Pourquoi notre gouvernement n’intervient-il pas en faveur du peuple palestinien ? Pouvons-nous imaginer que, si cela arrivait dans notre pays, nous agirions pour tenter de sauver les enfants ? N’aurions-nous pas besoin de faire appel à une aide extérieure ? Que se passerait-il si nos appels étaient ignorés, et que le monde nous abandonnait ?
À petite échelle, nous observons néanmoins, sur X notamment, des relais d’informations entre différents comptes, qui s’essoufflent rapidement. Mais il est primordial de souligner l’importance de ces démarches qui constituent pratiquement à elles seules une source véritable d’informations sur ce sujet — informations qui ne sont pas relayées par les grands médias et qui nous parviennent du terrain. De la même façon, c’est-à-dire individuellement, il y a toute une communauté anonyme internationale qui pratique au quotidien le Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), qui consiste à refuser d’acheter ou de consommer des produits et des marques, entre autres, qui, d’une manière directe ou indirecte, participent à l’économie d’Israël, ou qui proviennent directement des colonies israéliennes. Cette démarche qui permet de couper à la source une partie des « revenus » d’Israël a pour but de le contraindre à faire respecter notamment les droits des Palestiniens. Un peu partout dans le monde occidental, nous notons également la multiplication des manifestations pro-palestiniennes, organisées par des associations de soutien.
Malgré tout, le sort des enfants de Gaza est entre les mains du monde, et le monde les laisse entre les mains de leurs bourreaux. Nous les laissons mourir.
Nombreux sont les acteurs de terrain qui, à leur retour, rapportent des témoignages glaçants de ce qu’ils ont vu à Gaza. Tous — équipes de secours et équipes médicales — s’accordent à dire qu’ils n’ont jamais vu cela auparavant, et que la situation est plus que critique.
Le Dr Mark Perlmutter, qui a été en mission médicale à Gaza, a déclaré : « j’ai vu plus d’enfants incinérés que je n’en ai jamais vu dans toute ma vie réunie. » L’UNICEF a publié que, depuis octobre 2023, un enfant palestinien est tué tous les deux jours. D’autres témoignages de médecins occidentaux qui sont partis en mission humanitaire à Gaza ces derniers mois ont témoigné du nombre incroyable de morts d’enfants et de nourrissons, dont certains sont amenés par les équipes de secours ou par leur famille avec une balle dans la tête, ou dans l’abdomen. L’un d’entre eux a qualifié ces morts de « meurtres ».
Seema Jilani, pédiatre et membre de l’International Rescue Committee (IRC) et du MAP (Medical Aid for Palestinians), est partie elle aussi en mission à Gaza entre décembre 2023 et début janvier. Elle rapporte qu’elle a dû être évacuée de Gaza en raison des bombardements israéliens, laissant peu de chance de survie au peuple gazaoui et à toute personne se situant à proximité. Durant les deux semaines passées à l’hôpital Al-Aqsa, dans lequel de nombreuses familles ont trouvé un temps refuge, elle a été confrontée à une situation d’intervention médicale jamais vécue encore. Elle explique, par exemple, avoir pris en charge « un bébé au bras et à la jambe arrachés, à même le sol » (source Le Monde).
Médecin et homme politique norvégien, spécialiste en anesthésiologie et chef du département de médecine d’urgence du CHU North Norway, le Dr Fredrik Gilbert a servi médicalement à plusieurs reprises au Liban et en Palestine. Ce qu’il rapporte est terrifiant : « Jamais auparavant à notre époque nous n’avions vu une armée gouvernementale attaquer une population civile avec une brutalité et un sadisme aussi illimités qu’à Gaza, où la moitié des 2,2 millions de personnes assiégées sont des enfants. » Précisons que sous l’impulsion du Dr Gilbert, Tromsø est jumelée à Gaza, ce qui a permis à sa ville d’envoyer un nombre record de bénévoles médicaux en Palestine.
Le docteur Tanya Haj-Hassan fait partie des dizaines de médecins qui ont écrit à l’administration Biden en juillet dernier pour partager ce qu’ils ont vu lors de leurs missions à Gaza. Lors de la Convention démocrate de Chicago du 20 août 2024, ce médecin américano-palestinien témoigne de la réalité du peuple gazaoui : « Au cours des derniers dix mois, nous avons vu des massacres de civils, des massacres d’écoles où des personnes déplacées s’abritaient, des massacres de personnes essayant d’aller chercher de l’eau, des massacres de personnes collectant de l’aide sur des sites d’aide, des massacres de civils les uns après les autres. Des familles entières exterminées par une seule bombe. Les travailleurs humanitaires, les soignants tués, et les journalistes tués, en nombre record. Les amputations pédiatriques, les amputations sur des enfants, battent des records. Plus de 17 000 enfants ont perdu l’un de leurs parents ou les deux depuis octobre à Gaza. […] J’ai tenu la main d’enfants qui rendaient leur dernier soupir parce que toute leur famille avait été tuée dans la même attaque et qu’ils ne pouvaient pas être là pour leur tenir la main et les réconforter, et les enterrer par la suite. Pour les enfants que j’ai soignés, ils sont confrontés à une roulette russe de cent façons dont ils mourront probablement […] lorsqu’ils quitteront l’hôpital, en raison des circonstances incompatibles avec la vie qui ont été élaborées par cet assaut militaire. […] Le système de santé a été entièrement annihilé. »
Pour n’en citer qu’un dernier (les témoignages sont nombreux sur internet), le médecin humanitaire et ancien médecin militaire Raphaël Pitti, pourtant aguerri aux interventions en zones de guerre (Syrie, ex-Yougoslavie, Tchad, Ukraine…), parle lui aussi d’une situation inédite, d’un « chaos » et d’une « situation épouvantable ». À son retour, il lance l’alerte sur la réalité palestinienne. Il explique que les équipes se sont d’abord vues refuser l’entrée dans Gaza (les Israéliens restreignent l’accès aux ONG internationales et entravent le travail des équipes médicales d’urgence), ce qui est contraire au droit. À l’hôpital européen de Khan Younes, pas moins de 3000 personnes étaient venues se réfugier. Les malades occupant déjà les lits, les blessés qui arrivent à la suite de tirs ou de bombardements israéliens sont pris en charge à même le sol, dans la saleté. Il confie : « Avant de partir, j’ai vu un enfant de trois ans amputé du bras gauche, amputé des deux jambes, quel est l’avenir de cet enfant dans ce pays dévasté par cette violence ? »
Ailleurs dans le monde, des militants pour la paix sont arrêtés et condamnés pour soutenir la cause palestinienne et dénoncer le génocide, en participant à des mobilisations pacifiques ou en publiant des messages de soutien sur internet. C’est le cas de Sarah Wilkinson, une militante des droits de l’Homme qui vient d’être arrêtée ce 29 août en raison du contenu qu’elle a posté sur ses réseaux sociaux. Dans une mise en scène particulièrement intimidante, 12 policiers dont ceux de la cellule antiterroriste, sont intervenus tôt ce matin pour perquisitionner son domicile et saisir son matériel électronique. Son engagement pour dénoncer ce qui se passe réellement à Gaza, à savoir le génocide, lui vaut d’être poursuivie pour soutien au terrorisme. En vertu de l'article 12 de la loi sur le terrorisme, elle risque jusqu'à 14 ans de prison. Deux semaines auparavant, c’est le journaliste syro-britannique Richard Medhurst qui a fait l’objet d’une arrestation le 15 août dans le cadre de cette même loi britannique sur le terrorisme : « Je crois que je suis le premier journaliste à être arrêté en vertu de cette disposition de la Loi sur le terrorisme. Je pense qu’il s’agit d’une persécution politique qui entrave ma capacité à travailler en tant que journaliste. » Medhurst et Wilkinson ne sont pas les seuls à avoir été harcelés et arrêtés dans le cadre de leur activité de soutien à la Palestine et d’autres journalistes le sont également dans leurs pays.
Le message doit impérativement passer. Les enfants de Gaza sont visés, il ne s’agit en aucun cas de victimes collatérales. Ce sont des cibles. Il est urgent d’agir.
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